Aujourd'Hui Poème

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  • Vieille chanson du jeune temps : poème de Victor Hugo

    Je ne songeais pas à Rose ;
    Rose au bois vint avec moi ;
    Nous parlions de quelque chose,
    Mais je ne sais plus de quoi.

    J’étais froid comme les marbres ;
    Je marchais à pas distraits ;
    Je parlais des fleurs, des arbres ;
    Son œil semblait dire : Après ?

    La rosée offrait ses perles,
    Le taillis ses parasols ;
    J’allais ; j’écoutais les merles,
    Et Rose les rossignols.

    Moi, seize ans, et l’air morose.
    Elle vingt ; ses yeux brillaient.
    Les rossignols chantaient Rose
    Et les merles me sifflaient.

    Rose, droite sur ses hanches,
    Leva son beau bras tremblant
    Pour prendre une mûre aux branches ;
    Je ne vis pas son bras blanc.

    Une eau courait, fraîche et creuse,
    Sur les mousses de velours ;
    Et la nature amoureuse
    Dormait dans les grands bois sourds.

    Rose défit sa chaussure,
    Et mit, d’un air ingénu,
    Son petit pied dans l’eau pure ;
    Je ne vis pas son pied nu.

    Je ne savais que lui dire ;
    Je la suivais dans le bois,
    La voyant parfois sourire
    Et soupirer quelquefois.

    Je ne vis qu’elle était belle
    Qu’en sortant des grands bois sourds.
    — Soit ; n’y pensons plus ! dit-elle.
    Depuis, j’y pense toujours.

  • Tristesse d’Olympio : poème de Victor Hugo

    Tristesse d’Olympio

    Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes.
    Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes
    Sur la terre étendu,
    L’air était plein d’encens et les prés de verdures
    Quand il revit ces lieux où par tant de blessures
    Son cœur s’est répandu !

    L’automne souriait ; les coteaux vers la plaine
    Penchaient leurs bois charmants qui jaunissaient à peine ;
    Le ciel était doré ;
    Et les oiseaux, tournés vers celui que tout nomme,
    Disant peut-être à Dieu quelque chose de l’homme,
    Chantaient leur chant sacré !

    Il voulut tout revoir, l’étang près de la source,
    La masure où l’aumône avait vidé leur bourse,
    Le vieux frêne plié,
    Les retraites d’amour au fond des bois perdues,
    L’arbre où dans les baisers leurs âmes confondues
    Avaient tout oublié !

    Il chercha le jardin, la maison isolée,
    La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée,
    Les vergers en talus.
    Pâle, il marchait. Au bruit de son pas grave et sombre,
    Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombre
    Des jours qui ne sont plus !

    Il entendait frémir dans la forêt qu’il aime
    Ce doux vent qui, faisant tout vibrer en nous-même,
    Y réveille l’amour,
    Et, remuant le chêne ou balançant la rose,
    Semble l’âme de tout qui va sur chaque chose
    Se poser tour à tour !

    Les feuilles qui gisaient dans le bois solitaire,
    S’efforçant sous ses pas de s’élever de terre,
    Couraient dans le jardin ;
    Ainsi, parfois, quand l’âme est triste, nos pensées
    S’envolent un moment sur leurs ailes blessées,
    Puis retombent soudain.

    Il contempla longtemps les formes magnifiques
    Que la nature prend dans les champs pacifiques ;
    Il rêva jusqu’au soir ;
    Tout le jour il erra le long de la ravine,
    Admirant tour à tour le ciel, face divine,
    Le lac, divin miroir !

    Hélas ! se rappelant ses douces aventures,
    Regardant, sans entrer, par-dessus les clôtures,
    Ainsi qu’un paria,
    Il erra tout le jour, vers l’heure où la nuit tombe,
    Il se sentit le cœur triste comme une tombe,
    Alors il s’écria :

    « O douleur ! j’ai voulu, moi dont l’âme est troublée,
    Savoir si l’urne encor conservait la liqueur,
    Et voir ce qu’avait fait cette heureuse vallée
    De tout ce que j’avais laissé là de mon cœur !

    Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
    Nature au front serein, comme vous oubliez !
    Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
    Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

    Nos chambres de feuillage en halliers sont changées !
    L’arbre où fut notre chiffre est mort ou renversé ;
    Nos roses dans l’enclos ont été ravagées
    Par les petits enfants qui sautent le fossé.

    Un mur clôt la fontaine où, par l’heure échauffée,
    Folâtre, elle buvait en descendant des bois ;
    Elle prenait de l’eau dans sa main, douce fée,
    Et laissait retomber des perles de ses doigts !

    On a pavé la route âpre et mal aplanie,
    Où, dans le sable pur se dessinant si bien,
    Et de sa petitesse étalant l’ironie,
    Son pied charmant semblait rire à côté du mien !

    La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre,
    Où jadis pour m’attendre elle aimait à s’asseoir,
    S’est usée en heurtant, lorsque la route est sombre,
    Les grands chars gémissants qui reviennent le soir.

    La forêt ici manque et là s’est agrandie.
    De tout ce qui fut nous presque rien n’est vivant ;
    Et, comme un tas de cendre éteinte et refroidie,
    L’amas des souvenirs se disperse à tout vent !

    N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
    Rien ne la rendra-t-il à nos cris superflus ?
    L’air joue avec la branche au moment où je pleure ;
    Ma maison me regarde et ne me connaît plus.

    D’autres vont maintenant passer où nous passâmes.
    Nous y sommes venus, d’autres vont y venir ;
    Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
    Ils le continueront sans pouvoir le finir !

    Car personne ici-bas ne termine et n’achève ;
    Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
    Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
    Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.

    Oui, d’autres à leur tour viendront, couples sans tache,
    Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
    Tout ce que la nature à l’amour qui se cache
    Mêle de rêverie et de solennité !

    D’autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
    Ton bois, ma bien-aimée, est à des inconnus.
    D’autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes,
    Troubler le flot sacré qu’ont touché tes pieds nus !

    Quoi donc ! c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes !
    Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
    Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
    L’impassible nature a déjà tout repris.

    Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
    Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons.
    Est-ce que vous ferez pour d’autres vos murmures ?
    Est-ce que vous direz à d’autres vos chansons ?

    Nous vous comprenions tant ! doux, attentifs, austères,
    Tous nos échos s’ouvraient si bien à votre voix !
    Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
    L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois !

    Répondez, vallon pur, répondez, solitude,
    Ô nature abritée en ce désert si beau,
    Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude
    Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau,

    Est-ce que vous serez à ce point insensible
    De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
    Et de continuer votre fête paisible,
    Et de toujours sourire et de chanter toujours ?

    Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
    Fantômes reconnus par vos monts et vos bois,
    Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
    Qu’on dit en revoyant des amis d’autrefois ?

    Est-ce que vous pourrez, sans tristesse et sans plainte,
    Voir nos ombres flotter où marchèrent nos pas,
    Et la voir m’entraîner, dans une morne étreinte,
    Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas ?

    Et s’il est quelque part, dans l’ombre où rien ne veille,
    Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
    Ne leur irez-vous pas murmurer à l’oreille :
    « Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts ! »

    Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
    Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds
    Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,
    Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours ;

    Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme ;
    Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons ;
    Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
    D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.

    Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
    Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
    Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
    Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.

    Car vous êtes pour nous l’ombre de l’amour même !
    Vous êtes l’oasis qu’on rencontre en chemin !
    Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
    Où nous avons pleuré nous tenant par la main !

    Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
    L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
    Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
    Dont le groupe décroît derrière le coteau.

    Mais toi, rien ne t’efface, amour ! toi qui nous charmes,
    Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
    Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes.
    Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.

    Dans ces jours où la tête au poids des ans s’incline,
    Où l’homme, sans projets, sans but, sans visions,
    Sent qu’il n’est déjà plus qu’une tombe en ruine
    Où gisent ses vertus et ses illusions ;

    Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
    Comptant dans notre cœur, qu’enfin la glace atteint,
    Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
    Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,

    Comme quelqu’un qui cherche en tenant une lampe,
    Loin des objets réels, loin du monde rieur,
    Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
    Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur ;

    Et là, dans cette nuit qu’aucun rayon n’étoile,
    L’âme, en un repli sombre où tout semble finir,
    Sent quelque chose encor palpiter sous un voile…
    C’est toi qui dors dans l’ombre, ô sacré souvenir !

  • Après la bataille : poème de Victor Hugo

    Mon père, ce héros au sourire si doux,
    Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
    Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
    Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
    Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.

    Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
    C’était un Espagnol de l’armée en déroute
    Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
    Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
    Et qui disait : « A boire ! à boire par pitié ! »

    Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
    Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
    Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »

    Tout à coup, au moment où le housard baissé
    Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
    Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
    Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »

    Le coup passa si près que le chapeau tomba
    Et que le cheval fit un écart en arrière.
    « Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

  • La trompette du jugement : poème de Victor Hugo

    Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.
    Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux,
    Calme, attendre le souffle immense de l’archange.
    Ce qui jamais ne meurt, ce qui jamais ne change,
    L’entourait. À travers un frisson, on sentait
    Que ce buccin fatal, qui rêve et qui se tait,
    Quelque part, dans l’endroit où l’on crée, où l’on sème,
    Avait été forgé par quelqu’un de suprême
    Avec de l’équité condensée en airain.
    Il était là, lugubre, effroyable, serein.
    Il gisait sur la brume insondable qui tremble,
    Hors du monde, au delà de tout ce qui ressemble
    À la forme de quoi que ce soit.
    Il vivait.
    Il semblait un réveil songeant près d’un chevet.
    Oh ! quelle nuit ! là, rien n’a de contour ni d’âge ;
    Et le nuage est spectre, et le spectre est nuage.

    Et c’était le clairon de l’abîme.
    Une voix
    Un jour en sortira qu’on entendra sept fois.
    En attendant, glacé, mais écoutant, il pense ;
    Couvant le châtiment, couvant la récompense ;
    Et toute l’épouvante éparse au ciel est sœur
    De cet impénétrable et morne avertisseur.
    Je le considérais dans les vapeurs funèbres
    Comme on verrait se taire un coq dans les ténèbres.
    Pas un murmure autour du clairon souverain.
    Et la terre sentait le froid de son airain,
    Quoique, là, d’aucun monde on ne vît les frontières.
    Et l’immobilité de tous les cimetières,
    Et le sommeil de tous les tombeaux, et la paix
    De tous les morts couchés dans la fosse, étaient faits
    Du silence inouï qu’il avait dans la bouche ;
    Ce lourd silence était pour l’affreux mort farouche
    L’impossibilité de faire faire un pli
    Au suaire cousu sur son front par l’oubli.
    Ce silence tenait en suspens l’anathème.
    On comprenait que tant que ce clairon suprême
    Se tairait, le sépulcre, obscur, roidi, béant,
    Garderait l’attitude horrible du néant,
    Que la momie aurait toujours sa bandelette,
    Que l’homme irait tombant du cadavre au squelette,
    Et que ce fier banquet radieux, ce festin
    Que les vivants gloutons appellent le destin,
    Toute la joie errante en tourbillons de fêtes,
    Toutes les passions de la chair satisfaites,
    Gloire, orgueil, les héros ivres, les tyrans soûls,
    Continueraient d’avoir pour but et pour dessous
    La pourriture, orgie offerte aux vers convives ;
    Mais qu’à l’heure où soudain, dans l’espace sans rives,
    Cette trompette vaste et sombre sonnerait,
    On verrait, comme un tas d’oiseaux d’une forêt,
    Toutes les âmes, cygne, aigle, éperviers, colombes,
    Frémissantes, sortir du tremblement des tombes,
    Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux,
    Et se dresser, et prendre à la hâte leurs os,
    Tandis qu’au fond, au fond du gouffre, au fond du rêve,
    Blanchissant l’absolu, comme un jour qui se lève,
    Le front mystérieux du juge apparaîtrait !

    Ce clairon avait l’air de savoir le secret.
    On sentait que le râle énorme de ce cuivre
    Serait tel qu’il ferait bondir, vibrer, revivre
    L’ombre, le plomb, le marbre, et qu’à ce fatal glas,
    Toutes les surdités voleraient en éclats ;
    Que l’oubli sombre, avec sa perte de mémoire,
    Se lèverait au son de la trompette noire ;
    Que dans cette clameur étrange, en même temps
    Qu’on entendrait frémir tous les cieux palpitants,
    On entendrait crier toutes les consciences ;
    Que le sceptique au fond de ses insouciances,
    Que le voluptueux, l’athée et le douteur,
    Et le maître tombé de toute sa hauteur,
    Sentiraient ce fracas traverser leurs vertèbres ;
    Que ce déchirement céleste des ténèbres
    Ferait dresser quiconque est soumis à l’arrêt ;
    Que qui n’entendit pas le remords, l’entendrait ;
    Et qu’il réveillerait, comme un choc à la porte,
    L’oreille la plus dure et l’âme la plus morte,
    Même ceux qui, livrés au rire, aux vains combats,
    Aux vils plaisirs, n’ont point tenu compte ici-bas
    Des avertissements de l’ombre et du mystère,
    Même ceux que n’a point réveillés sur la terre
    Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit !
    Oh ! dans l’esprit de l’homme où tout vacille et fuit,
    Où le verbe n’a pas un mot qui ne bégaie,
    Où l’aurore apparaît, hélas ! comme une plaie,
    Dans cet esprit, tremblant dès qu’il ose augurer,
    Oh ! comment concevoir, comment se figurer
    Cette vibration communiquée aux tombes,
    Cette sommation aux blêmes catacombes,
    Du ciel ouvrant sa porte et du gouffre ayant faim,
    Le prodigieux bruit de Dieu disant : Enfin !
    Oui, c’est vrai, — c’est du moins jusque-là que l’œil plonge, —
    C’est l’avenir, — du moins tel qu’on le voit en songe, —
    Quand le monde atteindra son but, quand les instants,
    Les jours, les mois, les ans, auront rempli le temps,
    Quand tombera du ciel l’heure immense et nocturne,
    Cette goutte qui doit faire déborder l’urne,
    Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc,
    Long, pâle, glissera, formidable et tremblant,
    Sur ces haltes de nuit qu’on nomme cimetières,
    Les tentes frémiront, quoiqu’elles soient de pierres,
    Dans tous ces sombres camps endormis ; et, sortant
    Tout à coup de la brume où l’univers l’attend,
    Ce clairon, au-dessus des êtres et des choses,
    Au-dessus des forfaits et des apothéoses,
    Des ombres et des os, des esprits et des corps,
    Sonnera la diane effrayante des morts.
    Ô lever en sursaut des larves pêle-mêle !
    Oh ! la Nuit réveillant la Mort, sa sœur jumelle !
    Pensif, je regardais l’incorruptible airain.

    Les volontés sans loi, les passions sans frein,
    Toutes les actions de tous les êtres, haines,
    Amours, vertus, fureurs, hymnes, cris, plaisirs, peines,
    Avaient laissé, dans l’ombre où rien ne remuait,
    Leur pâle empreinte autour de ce bronze muet ;
    Une obscure Babel y tordait sa spirale.
    Sa dimension vague, ineffable, spectrale,
    Sortant de l’éternel, entrait dans l’absolu.
    Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu
    Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée
    Dans la profondeur trouble et sombre de l’idée ;
    Un de ses bouts touchait le bien, l’autre le mal ;
    Et sa longueur allait de l’homme à l’animal,
    Quoiqu’on ne vît point là d’animal et point d’homme ;
    Couché sur terre, il eût joint Éden à Sodome.
    Son embouchure, gouffre où plongeait mon regard,
    Cercle de l’Inconnu ténébreux et hagard,
    Pleine de cette horreur que le mystère exhale,
    M’apparaissait ainsi qu’une offre colossale
    D’entrer dans l’ombre où Dieu même est évanoui.
    Cette gueule, avec l’air d’un redoutable ennui,
    Morne, s’élargissait sur l’homme et la nature ;
    Et cette épouvantable et muette ouverture
    Semblait le bâillement noir de l’éternité.

    Au fond de l’immanent et de l’illimité,
    Parfois, dans les lointains sans nom de l’Invisible,
    Quelque chose tremblait de vaguement terrible,
    Et brillait et passait, inexprimable éclair.
    Toutes les profondeurs des mondes avaient l’air
    De méditer, dans l’ombre où l’ombre se répète,
    L’heure où l’on entendrait de cette âpre trompette
    Un appel aussi long que l’infini, jaillir.
    L’immuable semblait d’avance en tressaillir.
    Des porches de l’abîme, antres hideux, cavernes
    Que nous nommons enfers, puits, gehennams, avernes,
    Bouches d’obscurité qui ne prononcent rien,
    Du vide, où ne flottait nul souffle aérien,
    Du silence où l’haleine osait à peine éclore,
    Ceci se dégageait pour l’âme : Pas encore.
    Par instants, dans ce lieu triste comme le soir,
    Comme on entend le bruit de quelqu’un qui vient voir,
    On entendait le pas boiteux de la justice ;
    Puis cela s’effaçait. Des vermines, le vice,
    Le crime, s’approchaient, et, fourmillement noir,
    Fuyaient. Le clairon sombre ouvrait son entonnoir.
    Un groupe d’ouragans dormait dans ce cratère.
    Comme cet organum des gouffres doit se taire
    Jusqu’au jour monstrueux où nous écarterons
    Les clous de notre bière au-dessus de nos fronts,
    Nul bras ne le touchait dans l’invisible sphère ;
    Chaque race avait fait sa couche de poussière
    Dans l’orbe sépulcral de son évasement ;
    Sur cette poudre l’œil lisait confusément
    Ce mot : Riez, écrit par le doigt d’Épicure ;
    Et l’on voyait, au fond de la rondeur obscure,
    La toile d’araignée horrible de Satan.
    Des astres qui passaient murmuraient : « Souviens-t’en !
    Prie ! » et la nuit portait cette parole à l’ombre.
    Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre.

    Une sinistre main sortait de l’infini.
    Vers la trompette, effroi de tout crime impuni,
    Qui doit faire à la mort un jour lever la tête,
    Elle pendait énorme, ouverte, et comme prête
    À saisir ce clairon qui se tait dans la nuit,
    Et qu’emplit le sommeil formidable du bruit.
    La main, dans la nuée et hors de l’Invisible,
    S’allongeait. À quel être était-elle ? Impossible
    De le dire, en ce morne et brumeux firmament.
    L’œil dans l’obscurité ne voyait clairement
    Que les cinq doigts béants de cette main terrible ;
    Tant l’être, quel qu’il fût, debout dans l’ombre horrible,
    — Sans doute quelque archange ou quelque séraphin
    Immobile, attendant le signe de la fin, —
    Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles,
    Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles !

  • Le Satyre : poème de Victor Hugo

    Le Satyre

    Un satyre habitait l’Olympe, retiré
    Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ;
    Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ;
    Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches.
    Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
    Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.

    Qu’était-ce que ce faune ? On l’ignorait ; et Flore
    Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l’Aurore
    Qui sait tout, surprenant le regard du réveil ;
    On avait beau parler à l’églantier vermeil,
    Interroger le nid, questionner le souffle,
    Personne ne savait le nom de ce maroufle.

    Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains ;
    Les aegipans étant fameux comme les vins,
    En voyant la colline on nommait le satyre ;
    On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,
    Gès, qui, le soir, riait sur le Ménale assis,
    Bos, l’aegipan de Crète ; on entendait Chrysis,
    Sylvain du Ptyx que l’homme appelle Janicule,
    Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule ;
    Anthrops, faune du Pinde, était cité partout ;
    Celui-ci, nulle part ; les uns le disaient loup ;
    D’autres le disaient dieu, prétendant s’y connaître ;
    Mais, en tout cas, qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,
    C’était un garnement de dieu fort mal famé.

    Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé ;
    La bacchante elle-même en tremblait ; les napées
    S’allaient blottir aux trous des roches escarpées ;
    Écho barricadait son antre trop peu sûr ;
    Pour ce songeur velu, fait de fange et d’azur,
    L’andryade en sa grotte était dans une alcôve ;
    De la forêt profonde il était l’amant fauve ;
    Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait
    Du moment où la nymphe, à l’heure où tout se tait,
    Éclatante, apparaît dans le miroir des sources ;
    Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses :
    Il guettait, dans les lacs qu’ombrage le bouleau,
    La naïade qu’on voit radieuse sous l’eau
    Comme une étoile ayant la forme d’une femme ;
    Son œil lascif errait la nuit comme une flamme ;
    Il pillait les appas splendides de l’été ;
    Il adorait la fleur, cette naïveté ;
    Il couvait d’une tendre et vaste convoitise
    Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,
    Et ne s’endormit pas même avec le pavot ;
    Ce libertin était à la rose dévot ;
    Il était fort infâme au mois de mai ; cet être
    Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,
    Flore de mijaurée et Zéphir de marmot ;
    Si l’eau murmurait : « J’aime ! » il la prenait au mot,
    Et saisissait l’Ondée en fuite sous les herbes ;
    Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,
    Il faisait une telle orgie avec les lys,
    Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,
    Et de telles amours, que, témoin du désordre,
    Le chardon, ce jaloux, s’efforçait de le mordre ;
    Il s’était si crûment dans les excès plongé
    Qu’il était dénoncé par la caille et le geai ;
    Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,
    Traversait l’ombre ; après les mois de sécheresse,
    Les rivières, qui n’ont qu’un voile de vapeur,
    Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur
    De rencontrer sa face effrontée et cornue ;
    Un jour, se croyant seule et s’étant mise nue
    Pour se baigner au flot d’un ruisseau clair, Psyché
    L’aperçut tout à coup dans les feuilles caché,
    Et s’enfuit, et s’alla plaindre dans l’empyrée ;
    Il avait l’innocence impudique de Rhée ;
    Son caprice, à la fois divin et bestial,
    Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal,
    Car partout où l’oiseau vole, la chèvre y grimpe ;
    Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe ;
    Et, de plus, il était voleur, l’aventurier.
    Hercule l’alla prendre au fond de son terrier,
    Et l’amena devant Jupiter par l’oreille.

    I – Le bleu

    Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
    Quand il vit l’escalier céleste commençant,
    On eût dit qu’il tremblait, tant c’était ravissant !
    Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
    À la fois par les yeux, l’odorat et l’ouïe,
    Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
    Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux ;
    Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
    De rayons et d’éclairs que Jupiter gouverne,
    Il contemplait l’azur, des pléiades voisin ;
    Béant, il regardait passer, comme un essaim
    De molles nudités sans fin continuées,
    Toutes ces déités que nous nommons nuées.
    C’était l’heure où sortaient les chevaux du soleil.
    Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
    Ouvrait les deux battants de sa porte sonore ;
    Blancs, ils apparaissaient formidables d’aurore ;
    Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d’yeux,
    Éclatait la rondeur du grand char radieux ;
    On distinguait le bras du dieu qui les dirige ;
    Aquilon achevait d’atteler le quadrige ;
    Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d’or ;
    Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
    Entre la zone obscure et la zone enflammée ;
    De leurs crins, d’où semblait sortir une fumée
    De perles, de saphyrs, d’onyx, de diamants,
    Dispersée et fuyante au fond des éléments,
    Les trois premiers, l’œil fier, la narine embrasée,
    Secouaient dans le jour des gouttes de rosée ;
    Le dernier secouait des astres dans la nuit.
    Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,
    La terre qui s’efface et l’ombre qui se dore,
    Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l’aurore
    Dont le hennissement provoque l’infini,
    Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
    Puissant, pur, rayonnait ; un coin était farouche ;
    Là brillaient, près de l’antre où Gorgone se couche,
    Les armes de chacun des grands dieux que l’autan
    Gardait sévère, assis sur des os de titan ;
    Là reposait la Force avec la Violence ;
    On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance ;
    On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
    De Bellone, de Mars, d’Hécate et de Pallas,
    Des cheveux au trident et du sang à la foudre.
    Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
    Si la ronce du bouc apercevait la dent,
    Ils auraient l’air pensif du sylvain, regardant
    Les armures des dieux dans le bleu vestiaire ;
    Il entra dans le ciel ; car le grand bestiaire
    Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas ;
    Le bon faune crevait l’azur à chaque pas ;
    Il boitait, tout gêné de sa fange première ;
    Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
    La monstruosité brutale du sylvain
    Étant lourde et hideuse au nuage divin.
    Il avançait, ayant devant lui le grand voile
    Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile ;
    Soudain il se courba sous un flot de clarté,
    Et, le rideau s’étant tout à coup écarté,
    Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.
    Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
    Ces inconnus profonds de l’abîme, étaient là.
    Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela,
    À la table où jamais on ne se rassasie,
    Ils buvaient le nectar et mangeaient l’ambroisie.
    Vénus était devant et Jupiter au fond.
    Cypris, sur la blancheur d’une écume qui fond,
    Reposait mollement, nue et surnaturelle,
    Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
    Et, par moments, avec l’encens, les cœurs, les vœux,
    Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
    Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l’aigle ;
    Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle ;
    On voyait dans ses yeux le monde commencé ;
    Et dans l’un le présent, dans l’autre le passé ;
    Dans le troisième errait l’avenir comme un songe ;
    Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge ;
    Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
    Flottaient dans son regard ; sous son sourcil voilé,
    Sa volonté parlait à sa toute-puissance ;
    La nécessité morne était sa réticence ;
    Il assignait les sorts ; et ses réflexions
    Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions ;
    Sa rêverie, où l’ombre affreuse venait faire
    Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
    Était comme la peau du léopard tigré ;
    Selon qu’ils s’écartaient ou s’approchaient, au gré
    De ses décisions clémentes ou funèbres,
    Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
    S’ouvrir ou se fermer les ciseaux d’Atropos ;
    La radieuse paix naissait de son repos,
    Et la guerre sortait du pli de sa narine ;
    Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
    Calme, et si patient que les sœurs d’Arachné,
    Entre le froid conseil de Minerve émané,
    Et l’ordre redoutable attendu par Mercure,
    Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.
    Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,
    L’enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
    Qui, le jour qu’il naquit, riait, se sentant d’âge
    À commencer, du haut des cieux, son brigandage.
    L’univers apaisé, content, mélodieux,
    Faisait une musique autour des vastes dieux ;
    Partout où le regard tombait, c’était splendide ;
    Toute l’immensité n’avait pas une ride ;
    Le ciel réverbérait autour d’eux leur beauté ;
    Le monde les louait pour l’avoir bien dompté ;
    La bête aimait leurs arcs, l’homme adorait leurs piques ;
    Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
    Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés ;
    Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
    Et même la clameur du triste lac Stymphale,
    Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.
    Au-dessus de l’Olympe éclatant, au delà
    Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
    Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
    Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
    Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
    Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux ;
    Ouverture du puits de l’infini sans borne ;
    Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne ;
    Orbe inouï, mêlant dans l’azur nébuleux
    Aux lions constellés les sagittaires bleus.

    Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
    Ajoutât des clous d’or à sa conque d’ébène,
    Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
    Étaient tout noirs, ayant pour mère l’âpre Nuit ;
    Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille ;
    Lutte affreuse ! il vainquit ; l’Ombre encore en tressaille ;
    De sorte que, percés des flèches d’Apollon,
    Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
    En souvenir du sombre et lumineux désastre,
    Ont maintenant la plaie incurable d’un astre.

    Hercule, de ce poing qui peut fendre l’Ossa,
    Lâchant subitement le captif, le poussa
    Sur le grand pavé bleu de la céleste zone.
    « Va, » dit-il. Et l’on vit apparaître le faune,
    Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
    Pareil au bouc velu qu’à Smyrne le marin,
    En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles ;
    L’éclat de rire fou monta jusqu’aux étoiles,
    Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont
    Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »
    Jupiter, le premier, rit ; l’orageux Neptune
    Se dérida, changeant la mer et la fortune ;
    Une Heure qui passait avec son sablier
    S’arrêta, laissant l’homme et la terre oublier ;
    La gaîté fut, devant ces narines camuses,
    Si forte, qu’elle osa même aller jusqu’aux Muses ;
    Vénus tourna son front, dont l’aube se voila,
    Et dit : « Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? »
    Et Diane chercha sur son dos une flèche ;
    L’urne du Potamos étonné resta sèche ;
    La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
    De sa roue arrogante insulta l’aegipan ;
    Les déesses riaient toutes comme des femmes ;
    Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
    Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus ;
    L’homme-chèvre ébloui regarda ces pieds nus ;
    Alors on se pâma ; Mars embrassa Minerve,
    Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
    La meute de Diane aboya sur l’Œta ;
    Le tonnerre n’y put tenir, il éclata ;
    Les immortels penchés parlaient aux immortelles ;
    Vulcain dansait ; Pluton disait des choses telles
    Que Momus en était presque déconcerté ;
    Pour que la reine pût se tordre en liberté,
    Hébé cachait Junon derrière son épaule ;
    Et l’Hiver se tenait les côtes sur le pôle.
    Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.
    Et lui, disait tout bas à Vénus : « Viens-nous-en. »
    Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
    Le bruit divin que fit la tempête du rire.
    Hercule dit : « Voilà le drôle en question.
    — Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
    Tu mériterais bien qu’on te changeât en marbre,
    En flot, ou qu’on te mît au cachot dans un arbre ;
    Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
    À ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants ;
    Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
    Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
    L’Olympe écoute. Allons, chante.

    Le chèvre-pieds

    Dit : « Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés ;
    Hercule ne prend pas bien garde lorsqu’il entre ;
    Il a marché dessus en traversant mon antre.
    Or, chanter sans pipeaux, c’est fort contrariant. »
    Mercure lui prêta sa flûte en souriant.
    L’humble ægipan, figure à l’ombre habituée,
    Alla s’asseoir rêveur derrière une nuée
    Comme si, moins voisin des rois, il était mieux ;
    Et se mit à chanter un chant mystérieux.
    L’aigle, qui, seul, n’avait pas ri, dressa la tête.
    Il chanta, calme et triste.

    II – Le noir

    Alors sur le Taygète,
    Sur le Mysis, au pied de l’Olympe divin,
    Partout, on vit, au fond du bois et du ravin,
    Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches ;
    La biche à l’œil profond se dressa sur ses hanches,
    Et les loups firent signe aux tigres d’écouter ;
    On vit, selon le rythme étrange, s’agiter
    Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
    Et les sinistres fronts des grands chênes s’émurent.
    Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
    Ne semblait plus savoir qu’il était chez les dieux.

    Le satyre chanta la terre monstrueuse.
    L’eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,
    Sembla dans son prélude errer comme à travers
    Les sables, les graviers, l’herbe et les roseaux verts ;
    Puis il dit l’Océan, typhon couvert de baves,
    Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,
    Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,
    Où l’ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,
    Où le volcan, noyé sous d’affreux lacs, regrette
    La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,
    Où l’on distingue, au fond des gouffres inouïs,
    Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.
    Il dit la sève ; il dit la vaste plénitude
    De la nuit, du silence et de la solitude,
    Le froncement pensif du sourcil des rochers ;
    Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,
    Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,
    La végétation aux mille têtes songe ;
    Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux ;
    Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,
    Ils gardent la figure antique de la terre ;
    Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère ;
    Il protège et défend le coin du bois ami
    Où le gland l’engendra, s’entr’ouvrant à demi,
    Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.

    Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,
    Que d’efforts, que de peine au rude bûcheron !
    Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,
    Et tout ce qu’aux bas-fonds d’Hémus, sur l’Érymanthe
    Sur l’Hymète, l’autan tumultueux tourmente ;
    Avril avec Tellus pris en flagrant délit,
    Les fleuves recevant les sources dans leur lit,
    La grenade montrant sa chair sous sa tunique,
    Le rut religieux du grand cèdre cynique,
    Et, dans l’âcre épaisseur des branchages flottants,
    La palpitation sauvage du printemps.
    « Tout l’abîme est sous l’arbre énorme comme une urne.
    » La terre sous la plante ouvre son puits nocturne
    » Plein de feuilles, de fleurs et de l’amas mouvant
    » Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,
    » Et dit : — Vivez ! Prenez. C’est à vous. Prends, brin d’herbe !
    » Prends, sapin ! — La forêt surgit ; l’arbre superbe
    » Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds ;
    » La racine effrayante aux longs cous repliés,
    » Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
    » Descend, plonge, atteint l’ombre et tâche de la boire,
    » Et, bue, au gré de l’air, du lieu, de la saison,
    » L’offre au ciel en encens ou la crache en poison,
    » Selon que la racine, embaumée ou malsaine,
    » Sort, parfum, de l’amour, ou, venin, de la haine.
    » De là, pour les héros, les grâces et les dieux,
    » L’œillet, le laurier— rose et le lys radieux,
    » Et pour l’homme qui pense et qui voit, la ciguë.
    » Mais qu’importe à la terre ! Au chaos contiguë,
    » Elle fait son travail d’accouchement sans fin.
    » Elle a pour nourrisson l’universelle faim.
    » C’est vers son sein qu’en bas les racines s’allongent.
    » Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
    » Les éléments, épars dans l’air souple et vivant ;
    » Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent ;
    » Tout leur est bon, la nuit, la mort ; la pourriture
    » Voit la rose et lui va porter sa nourriture ;
    » L’herbe vorace broute au fond des bois touffus ;
    » À toute heure, on entend le craquement confus
    » Des choses sous la dent des plantes ; on voit paître
    » Au loin, de toutes parts, l’immensité champêtre ;
    » L’arbre transforme tout dans son puissant progrès ;
    » Il faut du sable, il faut de l’argile et du grès ;
    » Il en faut au lentisque, il en faut à l’yeuse,
    » Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse
    » Regarde la forêt formidable manger. »

    Le satyre semblait dans l’abîme songer ;
    Il peignit l’arbre vu du côté des racines,
    Le combat souterrain des plantes assassines,
    L’antre que le feu voit, qu’ignore le rayon,
    Le revers ténébreux de la création,
    Comment filtre la source et flambe le cratère ;
    Il avait l’air de suivre un esprit sous la terre ;
    Il semblait épeler un magique alphabet ;
    On eût dit que sa chaîne invisible tombait ;
    Il brillait ; on voyait s’échapper de sa bouche
    Son rêve avec un bruit d’ailes vague et farouche :
    « Les forêts sont le lieu lugubre ; la terreur,
    » Noire, y résiste même au matin, ce doreur ;
    » Les arbres tiennent l’ombre enchaînée à leurs tiges ;
    » Derrière le réseau ténébreux des vertiges,
    » L’aube est pâle, et l’on voit se tordre les serpents
    » Des branches sur l’aurore horribles et rampants ;
    » Là, tout tremble ; au-dessus de la ronce hagarde,
    » Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde ;
    » La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,
    » Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,
    » Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages
    » Avec qui l’ombre voit dialoguer les sages,
    » Guettent le grand secret, muets, le cou tendu ;
    » L’œil des montagnes s’ouvre et contemple éperdu ;
    » On voit s’aventurer dans les profondeurs fauves
    » La curiosité de ces noirs géants chauves ;
    » Ils scrutent le vrai ciel, de l’Olympe inconnu ;
    » Ils tâchent de saisir quelque chose de nu :
    » Ils sondent l’étendue auguste, chaste, austère,
    » Irritée, et, parfois, surprenant le mystère,
    » Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,
    » Et l’Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,
    » Montrant sa forme blanche au fond de l’insondable.
    » Ô nature terrible ! ô lien formidable
    » Du bois qui pousse avec l’idéal contemplé !
    » Bain de la déité dans le gouffre étoilé !
    » Farouche nudité de la Diane sombre
    » Qui, de loin regardée et vue à travers l’ombre,
    » Fait croître au fond des rocs les arbres monstrueux !
    » Ô forêt ! »

    Le sylvain avait fermé les yeux ;
    La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,
    Il prenait et quittait, importunait sa lèvre ;
    Le faune la jeta sur le sacré sommet ;
    Sa paupière était close, on eût dit qu’il dormait,
    Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière ;
    Il poursuivit :
    « Salut, Chaos ! gloire à la Terre !
    » Le chaos est un dieu ; son geste est l’élément ;
    » Et lui seul a ce nom sacré : Commencement.
    » C’est lui qui, bien avant la naissance de l’heure,
    » Surprit l’aube endormie au fond de sa demeure,
    » Avant le premier jour et le premier moment ;
    » C’est lui qui, formidable, appuya doucement
    » La gueule de la nuit aux lèvres de l’aurore ;
    » Et c’est de ce baiser qu’on vit l’étoile éclore.
    » Le chaos est l’époux lascif de l’infini.
    » Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni ;
    » Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches
    » De sa fécondité comme de ses débauches.
    » Fussiez-vous dieux, songez en voyant l’animal !
    » Car il n’est pas le jour, mais il n’est pas le mal.
    » Toute la force obscure et vague de la terre
    » Est dans la brute, larve auguste et solitaire ;
    » La sibylle au front gris le sait, et les devins
    » Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ;
    » Et c’est là ce qui fait que la Thessalienne
    » Prend des touffes de poil aux cuisses de l’hyène,
    » Et qu’Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,
    » Le chant sombre qui sort du hurlement des loups. »

    « — Marsyas ! » murmura Vulcain, l’envieux louche.
    Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.
    Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit ;
    Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit :
    « Et maintenant, ô dieux ! écoutez ce mot : L’âme !
    » Sous l’arbre qui bruit, près du monstre qui brame,
    » Quelqu’un parle. C’est l’Âme. Elle sort du chaos.
    » Sans elle, pas de vents, le miasme ; pas de flots,
    » L’étang ; l’âme, en sortant du chaos, le dissipe ;
    » Car il n’est que l’ébauche, et l’âme est le principe.
    » L’Être est d’abord moitié brute et moitié forêt ;
    » Mais l’Air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît.
    » L’homme ? qu’est-ce que c’est que ce sphinx ? Il commence
    » En sagesse, ô mystère ! et finit en démence.
    » Ô ciel qu’il a quitté, rends-lui son âge d’or ! »

    Le faune, interrompant son orageux essor,
    Ouvrit d’abord un doigt, puis deux, puis un troisième,
    Comme quelqu’un qui compte en même temps qu’il sème,
    Et cria, sur le haut Olympe vénéré :
    « Ô dieux, l’arbre est sacré, l’animal est sacré,
    » L’homme est sacré ; respect à la terre profonde !
    » La terre où l’homme crée, invente, bâtit, fonde,
    » Géant possible, encor caché dans l’embryon,
    » La terre où l’animal erre autour du rayon,
    » La terre où l’arbre ému prononce des oracles,
    » Dans l’obscur infini, tout rempli de miracles,
    » Est le prodige, ô dieux, le plus proche de vous.
    » C’est le globe inconnu qui vous emporte tous,
    » Vous les éblouissants, la grande bande altière,
    » Qui dans des coupes d’or buvez de la lumière,
    » Vous qu’une aube précède et qu’une flamme suit,
    » Vous les dieux, à travers la formidable nuit ! »

    La sueur ruisselait sur le front du satyre,
    Comme l’eau du filet que des mers on retire ;
    Ses cheveux s’agitaient comme au vent libyen.
    Phœbus lui dit : « Veux-tu la lyre ?
    — Je veux bien, »
    Dit le faune ; et, tranquille, il prit la grande lyre.
    Alors il se dressa debout dans le délire
    Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,
    Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.
    « Il est beau ! » murmura Vénus épouvantée.
    Et Vulcain, s’approchant d’Hercule, dit : « Antée. »
    Hercule repoussa du coude ce boiteux.

    III – Le sombre

    Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.
    Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre ;
    L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
    Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
    Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus ;
    Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide ;
    Comment le parfum pur devint miasme fétide,
    Comment l’hymne expira sous le clair firmament,
    Comment la liberté devint joug, et comment
    Le silence se fit sur la terre domptée ;
    Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
    Mais il avait dans l’œil l’éclair du feu volé ;
    Il dit l’humanité mise sous le scellé ;
    Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
    Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.

    Tristes hommes ! ils ont vu le ciel se fermer.
    En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer ;
    En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
    Le monstre à l’aigle onglée, aux sept gueules de flamme ;
    Hélas ! comme Cadmus, ils ont bravé le sort ;
    Ils ont semé les dents de la bête ; il en sort
    Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
    Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
    L’évanouissement du vent mystérieux.
    Ces spectres sont les rois ; ces spectres sont les dieux.
    Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse ;
    L’antique égalité devient sous eux bassesse ;
    Dracon donne la main à Busiris ; la Mort
    Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
    Et le dernier soupir libre et divin s’exhale
    Sous la difformité de la loi colossale :
    L’homme se tait, ployé sous cet entassement ;
    Il se venge ; il devient pervers ; il vole, il ment ;
    L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave ;
    Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave ;
    Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
    Et dans le chant du faune on entendait gronder
    Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.
    Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive ;
    La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,
    La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
    Les plis voluptueux des bannières flottantes ;
    L’aube naît ; les soldats s’éveillent sous les tentes ;
    La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux ;
    L’armée en marche ondule au fond des chemins creux ;
    La baliste en roulant s’enfonce dans les boues ;
    L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues ;
    Cris des chefs, pas confus ; les moyeux des charrois
    Balafrent les talus des ravins trop étroits.
    On se rencontre, ô choc hideux ! les deux armées
    Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
    Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.
    Ô vaste effarement ! chaque bande a son roi.
    Perce, épée ! ô cognée, abats ! massue, assomme !
    Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme, et l’homme et l’homme !
    Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours ;
    Maintenant, pourrissez, et voici les vautours !

    Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire ;
    L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre ;
    Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
    Écoute s’il entend les rois là-haut marcher ;
    Il se hérisse ; l’ombre aux animaux le mêle ;
    Il déchoit ; plus de femme, il n’a qu’une femelle ;
    Plus d’enfants, des petits ; l’amour qui le séduit
    Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit ;
    Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent ;
    Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,
    Si bien que le bâillon est maintenant un mors.
    Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts ;
    Qu’est la création sans cette initiale ?
    Seul sur la terre il a la lueur faciale ;
    Seul il parle ; et sans lui tout est décapité.
    Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté
    De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
    Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme ;
    Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux,
    Et la forêt du sort et la meute des maux.
    Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
    Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,
    Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
    Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ;
    En cercle autour de lui se taisaient les Borées ;
    Et, comme par un fil invisible tirées,
    Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
    Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus ;
    Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
    Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.
    Les dieux ne riaient plus ; tous ces victorieux,
    Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
    Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.
    Il reprit :

    « Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
    » L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
    » L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
    » Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
    » Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
    » Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
    » Toutes les surdités s’entendent contre lui ;
    » Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole ;
    » Autour de lui la mer sinistre se désole ;
    » Grâce au hideux complot de tous ces guet-apens,
    » Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ;
    » Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette ;
    » La peste aide le glaive, et l’élément complète
    » Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant ;
    » Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
    » Assez d’âme pour être une force, complice
    » De son impénétrable et nocturne supplice ;
    » Et la Matière, hélas ! devient Fatalité.
    » Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité !
    » Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,
    » Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
    » Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
    » Et changer la figure implacable du temps !
    » Qui connaît le destin ? qui sonda le peut-être ?
    » Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
    » Vaincra tout, changera le granit en aimant,
    » Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
    » Et rendra l’impossible aux hommes praticable.
    » Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
    » Le genre humain se va forger son point d’appui ;
    » Je regarde le gland qu’on appelle Aujourd’hui,
    » J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
    » Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
    » Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
    » Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
    » Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
    » Et, dérobant l’éclair à l’inconnu sublime,
    » Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
    » Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
    » Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
    » Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
    » Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
    » Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
    » Se construire à lui-même une étrange monture
    » Avec toute la vie et toute la nature,
    » Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
    » Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer !
    » On le verra, vannant la braise dans son crible,
    » Maître et palefrenier d’une bête terrible,
    » Criant à toute chose : « Obéis, germe, nais ! »
    » Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
    » Fait de tous les secrets que l’étude procure,
    » Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
    » Passer dans la lueur ainsi que les démons,
    » Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
    » Beau, tenant une torche aux astres allumée,
    » Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée !
    » On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
    » De l’aurore enfonçant les portes de la nuit !
    » Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
    » Il ne jettera pas son dragon à la nage,
    » Et ne franchira pas les mers, la flamme au front !
    » Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront,
    » Il ne lui dira pas : « Envole-toi, matière ! »
    » S’il ne franchira point la tonnante frontière,
    » S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
    » La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
    » Que la fange hideuse à la pensée inflige,
    » De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige,
    » Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !
    » Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux !
    » Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
    » Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
    » C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel ;
    » Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,
    » Afin — car un esprit se meut comme une sphère, —
    » De faire aussi ton cercle autour de la lumière !
    » Entre dans le grand chœur ! va, franchis ce degré,
    » Quitte le joug infâme et prends le joug sacré !
    » Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme !
    » Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l’âme !
    » Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
    » Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu ;
    » Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
    » Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune ! »

    IV – L’étoilé

    Le satyre un moment s’arrêta, respirant
    Comme un homme levant son front hors d’un torrent ;
    Un autre être semblait sous sa face apparaître ;
    Les dieux s’étaient tournés, inquiets, vers le maître,
    Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.
    Il reprit :
    « Sous le poids hideux qui l’étouffait,
    » Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.
    » Dieux, vous ne savez pas ce que c’est que le monde ;
    » Dieux, vous avez vaincu, vous n’avez pas compris.
    » Vous avez au-dessus de vous d’autres esprits,
    » Qui, dans le feu, la nue, et l’onde et la bruine,
    » Songent en attendant votre immense ruine.
    » Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui suis
    » La prunelle effarée au fond des vastes nuits !
    » Dieux, il est d’autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.
    » Sachez ceci, tyrans de l’homme et de l’Érèbe,
    » Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond :
    » Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont
    » Où la terre et le ciel semblent en équilibre,
    » Mais vous pour être rois et moi pour être libre.
    » Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,
    » Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,
    » Moi, je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.
    » Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,
    » Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,
    » Sont devant mon regard la même vision ;
    » Les dieux, les fléaux, ceux d’à présent, ceux d’ensuite,
    » Traversent ma lueur et sont la même fuite.
    » Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu’un est.
    » Mais celui-là, jamais l’homme ne le connaît.
    » L’humanité suppose, ébauche, essaye, approche ;
    » Elle façonne un marbre, elle taille une roche,
    » Et fait une statue, et dit : Ce sera lui.
    » L’homme reste devant cette pierre ébloui ;
    » Et tous les à-peu-près, quels qu’ils soient, ont des prêtres.
    » Soyez les Immortels, faites ! broyez les êtres,
    » Achevez ce vain tas de vivants palpitants,
    » Régnez ; quand vous aurez, encore un peu de temps,
    » Ensanglanté le ciel que la lumière azure,
    » Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,
    » C’est bien, tout sera dit, vous serez remplacés
    » Par ce noir dieu final que l’homme appelle Assez !
    » Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,
    » Et les choses qu’on crut éternelles s’écroulent
    » Avant qu’on ait le temps de compter jusqu’à vingt. »
    Tout en parlant ainsi, le satyre devint
    Démesuré ; plus grand d’abord que Polyphème,
    Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème,
    Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,
    Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l’Athos ;
    L’espace immense entra dans cette forme noire ;
    Et, comme le marin voit croître un promontoire,
    Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant ;
    Sur son front blêmissait un étrange orient ;
    Sa chevelure était une forêt ; des ondes,
    Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ;
    Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas ;
    Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats ;
    Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,
    Et ses difformités s’étaient faites montagnes ;
    Les animaux qu’avaient attirés ses accords,
    Daims et tigres, montaient tout le long de son corps ;
    Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres ;
    Le pli de son aisselle abritait des décembres ;
    Et des peuples errants demandaient leur chemin,
    Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main ;
    Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante ;
    La lyre, devenue en le touchant géante,
    Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris ;
    Les ouragans étaient dans les sept cordes pris
    Comme des moucherons dans de lugubres toiles ;
    Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.
    Il cria :
    « L’avenir, tel que les cieux le font,
    » C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,
    » C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose !
    » On mutile l’effet en limitant la cause ;
    » Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.
    » On fait du ténébreux avec le radieux ;
    » Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes ?
    » Les clartés, les éthers ne sont pas des royaumes.
    » Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
    » Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs !
    » Place à l’atome saint qui brûle ou qui ruisselle !
    » Place au rayonnement de l’âme universelle !
    » Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.
    » Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit !
    » Partout une lumière et partout un génie !
    » Amour ! tout s’entendra, tout étant l’harmonie !
    » L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.
    » Place à Tout ! Je suis Pan ; Jupiter ! à genoux. »

  • La Conscience : poème de Victor Hugo

    Première Série. D’Eve à Jésus. La Conscience

    Lorsque, avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
    Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
    Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
    Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
    Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
    Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
    Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »

    Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
    Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
    Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
    Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
    « Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
    Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
    Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.

    Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
    Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
    Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
    Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
    Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
    « Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
    Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »

    Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
    L’œil à la même place au fond de l’horizon.
    Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
    « Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
    Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.

    Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
    Sous des tentes de poil dans le désert profond :
    « Etends de ce côté la toile de la tente. »
    Et l’on développa la muraille flottante ;
    Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
    « Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
    La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
    Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »

    Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
    Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
    Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
    Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
    Et Caïn dit : « Cet œil me regarde toujours ! »

    Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
    Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
    Bâtissons une ville avec sa citadelle,
    Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »

    Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
    Construisit une ville énorme et surhumaine.
    Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
    Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
    Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
    Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.

    Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
    On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
    Et la ville semblait une ville d’enfer ;
    L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
    Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
    Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »

    Quand ils eurent fini de clore et de murer,
    On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
    Et lui restait lugubre et hagard.
    « Ô mon père !
    L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
    Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »

    Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
    Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
    Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
    On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
    Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.

    Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
    Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
    L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

  • Booz endormi : poème de Victor Hugo

    Booz endormi

    Booz s’était couché de fatigue accablé ;
    Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
    Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
    Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

    Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
    Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
    Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
    Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

    Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
    Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
    Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
    « Laissez tomber exprès des épis, » disait-il.

    Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
    Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
    Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
    Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

    Booz était bon maître et fidèle parent ;
    Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
    Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
    Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

    Le vieillard, qui revient vers la source première,
    Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
    Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
    Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

    Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
    Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
    Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
    Et ceci se passait dans des temps très anciens.

    Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
    La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
    Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
    Était mouillée encore et molle du déluge.

    Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
    Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
    Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
    Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

    Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
    Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
    Une race y montait comme une longue chaîne ;
    Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

    Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
    « Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
    Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
    Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

    Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
    Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
    Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
    Elle à demi vivante et moi mort à demi.

    Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
    Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
    Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
    Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

    Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
    Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
    Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
    Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »

    Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
    Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
    Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
    Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

    Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
    S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
    Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
    Quand viendrait du réveil la lumière subite.

    Booz ne savait point qu’une femme était là,
    Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
    Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
    Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

    L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
    Les anges y volaient sans doute obscurément,
    Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
    Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

    La respiration de Booz qui dormait
    Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
    On était dans le mois où la nature est douce,
    Les collines ayant des lys sur leur sommet.

    Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
    Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
    Une immense bonté tombait du firmament ;
    C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

    Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
    Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
    Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
    Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

    Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
    Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
    Avait, en s’en allant, négligemment jeté
    Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

    Victor Hugo

  • Souvenir de la nuit du 4 : poème de Victor Hugo

    L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.
    Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
    On voyait un rameau bénit sur un portrait.
    Une vieille grand-mère était là qui pleurait.

    Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
    Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
    Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
    Il avait dans sa poche une toupie en buis.
    On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
    Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
    Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.

    L’aïeule regarda déshabiller l’enfant,
    Disant : – Comme il est blanc ! approchez donc la lampe !
    Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! –
    Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.

    La nuit était lugubre ; on entendait des coups
    De fusil dans la rue où l’on en tuait d’autres.
    – Il faut ensevelir l’enfant, dirent les nôtres.
    Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer.

    L’aïeule cependant l’approchait du foyer,
    Comme pour réchauffer ses membres déjà roides,
    Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
    Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas !

    Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
    Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
    – Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre,
    Cria-t-elle ; monsieur, il n’avait pas huit ans !

    Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
    Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
    C’est lui qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre
    À tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !

    On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
    Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
    Dire qu’ils m’ont tué ce pauvre petit être !
    Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.

    Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
    Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
    Cela n’aurait rien fait à monsieur Bonaparte
    De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! –

    Elle s’interrompit, les sanglots l’étouffant,
    Puis elle dit, et tous pleuraient près de l’aïeule :
    – Que vais-je devenir à présent toute seule ?
    Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd’hui.

    Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui.
    Pourquoi l’a-t-on tué ? Je veux qu’on me l’explique.
    L’enfant n’a pas crié vive la République. –
    Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
    Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.

    Vous ne compreniez point, mère, la politique.
    Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique,
    Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ;
    Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets,
    De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
    Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
    La famille, l’église et la société ;
    Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l’été,
    Où viendront l’adorer les préfets et les maires ;

    C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand’mères,
    De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
    Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

  • Écrit en 1846 : poème de Victor Hugo

    Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère.
    Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ;
    Vous m’apportiez toujours quelque bonbon exquis ;
    Et nous étions cousins quand on était marquis.
    Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contre vos jambes
    Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes
    En l’honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
    Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
    D’ogres, de jacobins, authentique et formelle,
    Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
    Et que je dévorais de fort bon appétit
    Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit.
    J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme.
    Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,
    Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,
    Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
    Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
    Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;
    Mais vous disiez : — Pas mal ! bien ! c’est quelqu’un qui naît ! —
    Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

    Je me rappelle encor de quel accent ma mère
    Vous disait : — Bonjour.— Aube ! avril ! joie éphémère !
    Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?
    Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
    O baisers d’une mère ! aujourd’hui, mon front sombre,
    Le même front, est là, pensif, avec de l’ombre,
    Et les baisers de moins et les rides de plus !
    Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,
    Heur et malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette ;
    Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
    Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
    Bien supporté le chaud et le froid du destin.
    Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
    Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
    Mais Diderot était digne du pilori.
    Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,
    Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.

    Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
    Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
    Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
    Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
    Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
    Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
    Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
    Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
    Vous portiez votre épée en quart de civadière ;
    La poudre blanchissait votre dos de velours ;
    Vous marchiez sur le peuple à pas légers — et lourds.
    Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,
    Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
    Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
    Avec la royauté des querelles d’amants ;
    Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite.

    La Révolution vous plut toute petite ;
    Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ;
    Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,
    Et vous l’aviez tenu sur les fonds de baptême.
    Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime !
    Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
    Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était ;
    Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
    Fit à Léviathan sa première layette.
    Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
    Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
    Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
    Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
    Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
    Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,
    Sortant, tout effaré, de son antique opprobre,
    Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
    Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers,
    Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

    Car vous étiez de ceux qui, d’abord, ne comprirent
    Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ;
    Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ;
    Qui, dans l’amas plaintif des siècles rugissants
    Et des hommes hagards, ne voyaient qu’une meute ;
    Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’énergie,
    Donnaient à deviner l’énigme du salon ;
    Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
    Quand, accroupie au seuil du mystère insondable
    La Révolution se dressait formidable,
    Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
    Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
    Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
    Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

    Vous nous disiez : — Quel deuil ! les gueux, les mécontents,
    -Ont fait rage ; on n’a pas su s’arrêter à temps.
    -Une transaction eût tout sauvé peut-être.
    -Ne peut-on être libre et le roi rester maître ?
    -Le peuple conservant le trône eût été grand.-
    Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant :
    -Les plus sages n’ont pu sauver ce bon vieux trône.
    -Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone,
    -Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! –
    Vous pleuriez. — Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir,
    Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes
    La loi qui nous froissa, l’abus dont nous rougîmes,
    Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,
    Chausser de royauté la Révolution ?
    La patte du lion creva cette pantoufle !

  • Ce siècle avait deux ans : poème de Victor Hugo

    Ce siècle avait deux ans !

    Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
    Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
    Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
    Le front de l’empereur brisait le masque étroit.

    Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
    Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
    Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
    Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
    Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
    Abandonné de tous, excepté de sa mère,
    Et que son cou ployé comme un frêle roseau
    Fit faire en même temps sa bière et son berceau.

    Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
    Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
    C’est moi. –
    Je vous dirai peut-être quelque jour
    Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d’amour,
    Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
    M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,
    Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
    Épandait son amour et ne mesurait pas !

    Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
    Pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie !
    Table toujours servie au paternel foyer !
    Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier !